"Dites oui à la robe"
- Dayve Donovan
- 8 mars
- 7 min de lecture
Elle venait de passer la porte du salon un vendredi après-midi particulièrement occupé, ce genre de journée où on te demande : « Allô, ça va bien ? Occupé aujourd’hui ? » « Ben non ! Voyons, je t’attendais justement. Je me suis fait une petite remise en beauté avant ton arrivée tout en mangeant mon repas équilibré qui provient du traiteur, mais ça a plutôt l’air de : J’ai pas déjeuné, pas dîné, j’ai la vessie qui va éclater, j’ai le visage de DONATELLA VERSACE mais en plus magané, 45 miroirs pour le constater, des cheveux coupés plein mes vêtements, ça me pique, c’est effrayant, mais je feel le parfait bonheur ! » Je rage en pensant à "TED GIBSON" dans son show "COIFFÉ HOLLYWOOD", une de mes idoles dont le look impeccable, judicieusement étudié (comme le mien), ne se flétrit pas d’un poil tout au long de la journée, ses assistants courts comme des poules sans tête tout autour de lui, et il termine sa cliente frais comme un gardon, 1000 $ de plus en poche (car ouais, une coupe de cheveux avec TED, c’est 1000 balles, rien de moins, lol). Mais non, au lieu de ça, tu souris et tu affiches plutôt le mec qui va exploser d’euphorie et de bien-être. Pourquoi l’air fashion mais un peu trash ? Ahhh, tu ne connais pas ? Mais c’est le big "trend" de l’heure à L.A., le look coiffeur blaser, lol.
EZRA était maintenant dans le salon. Nous la connaissions tous, elle venait 2-3 fois l’an avec celui ou celle qu’elle avait choisi de faire affaire. Nous avions tous un jour goûté à son carnaval, tout un manège ! Une sorte de "BETSY JOHNSON" sur l’acide mais commandité par "LE VILLAGE DES VALEURS", un tutu déchiré, un legging au bout de sa life, bien trop petit et étiré, qui se veut opaque à la base mais qui est "sheer" parce qu’on a beaucoup trop abusé de son stretching, et un haut XXL pastel artefact exhumé du "COTON ORIGINAL", découpé, taché et tordu, dévoilant un téton déphasé qui a migré sous l’aisselle. En la voyant, j’ai failli l’embrasser en me disant intérieurement que mon look DONATELLA était finalement tout à fait passable.
J’avais encore quelques minutes à passer avec une de mes clientes à fignoler son look final quand Ezra s’approcha.
EZRA - « Dayve !! J’ai plein d’outfits à te montrer que j’ai apportés avec moi pour t’inspirer aujourd’hui. »
Oh mon dieu ! Je regarde l’immense valise qu’elle a apportée avec elle, dont les roulettes plient vers l’extérieur sous son poids, probablement débordante de cadavres vestimentaires qu’elle a dénichés au sol d’un rayon d’une friperie pleine à craquer, le genre de truc que tout le monde tient du bout des doigts en se demandant qui peut porter cette curiosité ? Et qui a fini aux oubliettes, chiffonnée dans un coin au fond du magasin, et qu’Ezra a récupéré en y voyant un trésor.
MOI - « Ok ! Ma belle Ezra, je vais être à toi tout de suite après cette cliente. Là, c’est son moment à elle, et ensuite je passe à toi. »
EZRA - « Oui, oui, d’accord. »
Je me dis que tout est clair, qu’elle ira à la salle d’attente et attendra son tour, mais au lieu de ça, je la vois trimballer sa valise en plein cœur du salon et l’ouvrir : les tonnes de vêtements comprimés explosent de son contenant enfin libéré en un amas de bizarrerie. Elle agrippe un premier truc. C’est rouge, c’est sale et difforme, ça ressemble à ces charognes qui jonchent l’autoroute sur quoi on baisse les yeux, parcourus de frissons, elle se le pose sur la tête. Ahhh, voilà, c’est donc un chapeau ou "c’était", devrais-je dire, mais ça date de quand ça ? Ça a été repêché sur l’épave du TITANIC après 113 ans sous l’océan ? Elle marie à cela une sorte de manteau clairement sorti de la même époque et elle défile au beau milieu du salon devant le regard interrogateur et malaisé des clients et des coiffeurs. Elle fait la pose, interrompant des clients au passage au beau milieu de leur service pour les soudoyer de la prendre en photo et récolter leur avis.
-EZRA- « Dayve, tu penses quoi de cela ? Devrais-je porter le chapeau comme ceci ou cela ? »
-MOI- « Ezra, nous ne nous étions pas dit que j’allais d’abord terminer avec ma cliente et que tu m’attendrais patiemment à la salle d’attente ? Je termine maintenant. »
-EZRA - « Oui, oui, mais je veux te mettre en contexte de ce avec quoi nous allons créer aujourd’hui. »
Parce que je vais devoir m’inspirer et concevoir un look avec ça, ishhh, le café est mieux d’être fort ! Je vais avoir besoin de chaque infime parcelle de mon imagination. Ma cliente finit par quitter le salon, ravie et surtout très amusée par le chahut auquel elle vient d’assister et qui sera le mien maintenant.
-MOI- « Allez Ezra, c’est notre moment à présent, ramasse tout cela et allons à ma chaise. »
-EZRA- « Non, je n’ai pas fini mon défilé, j’ai autre chose à te montrer. »
Bon, parce que ce n’est pas encore terminé ? Que je pense intérieurement, il y a un "next level" ou plutôt trois sous-sols en dessous, elle fouille dans son bazar de l’étrange, s’éparpillant encore davantage, elle y déniche cette fois une robe de bal en satinette nucléaire avec crinoline intégrée, vestige des années 50. Elle parade, prenant la pose dans des clichés suggestifs "wannabe sexy", digne du catalogue "SEARS". Les clients nous regardent, leurs regards tantôt malaisés ayant fait place à celui du jugement.
À ce stade, je sais ce que vous devez vous dire : vous êtes perdu ? Vous ne savez pas trop où nous en sommes entre le look legging, tutu "AU COTON", le chapeau & manteau "TITANIC", la robe de bal "GREASE", les souliers talons hauts rouges de "MARJO" du clip "PROVOCANTE". Parce que oui, elle a ça en plus au pied, j’avais oublié de préciser, lol. Vous vous sentez paumé ? Alors ça me rassure, parce que moi aussi ! Je ne comprends pas ! J’ai abandonné, ça dépasse mes compétences. Imaginez le plaisir fou que je vais avoir à concevoir un look capillaire inspiré de cet univers.
Une fois à ma chaise, après avoir rangé tout ce bourbier au cœur du salon tout en m’assurant de croiser personne du regard, j’essaie de trouver un plan cheveux pour Ezra.
-EZRA- « Dayve, je suis une princesse, je veux être comme SISSI avec ses longs cheveux en boudin et les petites étoiles. »
Bon ! Et on ajoute "SISSI" à ce salmigondis d’inspirations. Pauvre SISSI si elle savait à quoi on la mêle aujourd’hui, là elle aurait raison d’être dépressive et taciturne. J’analyse la chevelure d’Ezra et je réalise qu’elle s’est coupé une micro-frange. J’avais fait la même chose à 5 ans avec mes ciseaux "CRAYOLA" qui galéraient à couper une feuille de carton mais qui avaient parfaitement réussi à exécuter ma frange en diagonale de son départ à la racine de mes cheveux, à 2 cm de longueur à sa finale (je vous rappelle que j’ai les cheveux roux, frisés, mousseux, hyper gonflés et pas un iota de peau sans une tache de rousseur), un véritable chef-d’œuvre quand on me regarde ! Donc notre Ezra qui a la "baby frange" à la , DONOVAN , les mêmes cheveux frisés, mousseux et gonflés, sauf bruns, et je vous avais dit que sa tête aux cheveux courts ressemble à celle de "BENOÎT BRIÈRE" dans son rôle de "MME LEBRUN". Wow, la belle "SISSI" en devenir, toi !
Pendant que je m’exécute à réaliser ce sur quoi nous nous étions mis d’accord, un petit "wet look" vagué peigné vers l’arrière (on ne peut pas couper non plus, elle les laisse pousser), Ezra me raconte qu’elle est amoureuse d’un célèbre "crooner" arabe passé la cinquantaine qu’elle a contacté sur sa "fan page" Facebook et dont lui aussi serait éperdument tombé amoureux d’elle. Il prévoirait se marier au cours de la prochaine année, main dans la main sur une chanson qu’il a composée et endisquée spécialement pour elle dans les années 90 (Ezra avait à cette époque moins de 10 ans), une vision prémonitoire de leur amour selon elle. Quand on vous dit que les coiffeurs, c’est aussi un métier de psychologie, FREUD réinventerait toute son œuvre et ses théorèmes derrière ma chaise, lol. C’est en regardant des photos montages de lui et elle dans différentes scènes futures de leur vie à deux (ben oui, nous en sommes là ! Achève-moi, please) que je lui demande
-MOI- « C’est qui la jolie fille à ses côtés ? »
-EZRA- « Ben là ! Tu ne me reconnais pas ? »
-MOI- « Ahh ouais hein, et c’est ces photos-là que tu lui envoies de toi ? »
Les photos sont tellement retouchées, les filtres ont été filtrés. Elles n’ont, Ezra, que le travail de traitement de l’image. Elle est jolie, mais ce n’est clairement pas la fille de la photo. Elle a une trentaine de livres en moins, une silhouette athlétique et de longs cheveux blonds.
-EZRA- « C’est inutile de lui montrer de quoi j’ai l’air maintenant, quand je le rencontrerai, j’aurai l’air de cela. Tu vas m’aider ? »
Je voulais répondre : bah, tu sais, moi je suis juste coiffeur et moi, tu sais, les trucs de mariage, c’est pas ma tasse de thé. Comment se tirer d’un cauchemar pareil ? Entre la séance d’essayage du début et de coiffage qui s’ensuivit, je n’avais qu’une envie : "cours FOREST, cours". Je n’ai jamais coiffé aussi vite quelqu’un pour me sortir d’un malaise engendré par un autre malaise à l’intérieur d’une conversation malaisante.
Nous étions bien loin du look "SISSI", et fort heureusement, s'il n’en tenait qu’à moi. Mais EZRA affichait un look qui pouvait concorder avec son "patchwork" d’inspiration et de style. Je la reconduisis, elle et sa valise, vers la sortie, en me jurant qu’on ne me reprendrait plus. J’imaginais toutes les conversations que j’allais alimenter, provenant des clientes qui nous avaient observées durant sa mascarade : « Tu sais, le coiffeur hyper stylish du salon dont je t’ai déjà parlé, ben si tu voyais le genre de cliente qu’il a sur sa chaise, OHH GOD ! » Il fallait que je fasse fi de ses pensées pour ne pas tomber dans une sorte de dépression post-partum. Ezra, une fois parti, je courus à la salle de bain pour refaire un brin de toilette et polir un peu mon look, ce qui me téléporta dans mon espace "fashion" habituel. DONATELLA était maintenant bien derrière moi, et son souvenir resterait à tout jamais comme cette séance avec Ezra, une sorte de flou artistique dans ma mémoire.
Quand je ressortis de là, ma prochaine cliente m’attendait. Tout en l’accueillant, elle me dit :
-CLIENTE- « Dayve, comment fais-tu ? Ton look est toujours impeccable ! »
Je rejoignis ma place, l’air satisfait un petit clin d’œil à TED intérieurement,
Bravo encore une fois pour cette écriture dynamique qui nous fait passer un bon moment. Les images et les analogies me font toujours rire ou sourire, j’aime vraiment te lire!
Ouf! Tu en as des client.e.s coloré.e.s!!